Trafiquée – Trou noir dans la pupille du monstre

Trafiquee

Dans les décombres lugubres, ternis, d’un endroit glauque, délabré, les spectateurs de Trafiquée au théâtre Premier Acte perçoivent le pouls accéléré d’un cœur d’angoisse, terrifié.

Nous sommes prisonniers d’un sous-sol désaffecté où s’entremêlent ossatures de métal, cage à poules, draps épars; enchevêtrement suspendu dont il est impossible de fuir. Les ombres chinoises de jeunes filles fanées, red light textile aux auras de flanelle, initient l’aliénation qui imposera son précipice.

Tout, dans la mise en scène crue de Marie-Ève Chabot Lortie du texte coup de poing d’Emma Haché, interprétée par le collectif Les gorgones, semble dédié à l’accentuation la plus scabreuse de la tragédie que subissent des jeunes filles à peine pubères enlevées et échangées contre de l’argent à des fins d’esclavage sexuel. « La chienne, celle qui nous a vendues en plein jour dans un parking de Montréal, m’avait dit que je travaillerais dans un salon de coiffure. »

L’accumulation des débris effrayants d’un mobilier désuet délimite l’étroit pourtour d’un enfer où le viol, perpétré plusieurs dizaines de fois par jour par tout ce que la gent masculine peut produire de pervers, de sadiques, d’impuissants et d’insensibles, de tout âge et de toute condition sociale, exprime une fatalité écrasante.

Ces rebuts de lits d’enfants évoquent une enfance rude et révolue par la force, traumatisme dont le spectre horrible semble hanter chaque détail de la vie. Un éclairage écarlate et tamisé, tout en clair obscur et en demi-teinte, souligne astucieusement le contraste entre la feinte chaleur lubrique du lupanar, et le regard glacial et absent de ses travailleuses.

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Plus évocateurs sont les moments où le public se retrouve dans un noir complet, bercé par la seule détresse de la voix de l’interprète du monologue, Catherine Côté. L’imagination frappe alors les spectateurs avec plus de force que la mise en scène. Cette dernière repose sur la juxtaposition du jeu complet de Catherine Côté, belle, lumineuse, pure, émouvante, et de celui, sans parole, de Myriam Brousseau et Ève Rousseau Cyr, dont les gestes transposent les émotions de l’interprète principale pour en augmenter la charge.

Cette chorégraphie, purement illustrative, se révèle parfois efficace, mais devient souvent accessoire, d’autant que ces deux actrices eussent pu être mises à profit pour exprimer les importants changements de langage de la protagoniste, qui navigue souvent entre les deux pôles d’un registre populaire et peu instruit à un niveau poétique et soutenu.

Dans la plus pure tradition du théâtre In your face, Trafiquée n’a de cesse de choquer son public par le récit des péripéties de plus en plus effrayantes et insoutenables de sa malheureuse héroïne. C’est une pièce audacieuse, percutante et actuelle, qui exprime toute la misère de ces victimes enterrées vivantes, balafrées à coups de giclées immondes et de boucherie sexuelle. Et bien que la démarche s’avère souvent pénible à supporter tant la violence du scénario se fait dantesque, on ne peut que souligner la terrible nécessité de cette pièce.

Mondialement, 700 000 à 4 millions de personnes, dans 98% des cas des femmes et des fillettes, sont victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle (UNODC 2009). Selon un rapport de la Gendarmerie royale du Canada, 600 à 800 personnes sont soumises au trafic d’êtres humains chaque année au Canada et de 1500 à 2200 personnes sont transportées du Canada aux États-Unis aux fins de traite d’êtres humains (GRC 2009).

Si horrifiant que soit le sort du personnage principal, il reflète donc la réalité tangible de milliers d’enfants, de jeunes filles et de femmes, au moment même où vous lisez ces mots, à travers le monde.

Trafiquée est présentée au théâtre Premier Acte du 14 au 25 mars 2017.

Collaboration spéciale :  Émile Vigneault

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