Ici vécut : Jean-Charles Harvey, au 630, rue Fraser

On retrouve, sur différents immeubles de Québec, 142 plaques Ici vécut. Elles rappellent à nos mémoires des personnes qui ont marqué l'histoire de la ville. Jean-Charles Harvey (1891-1967), journaliste et écrivain, a vécu dans le quartier Montcalm, où il a rédigé son plus célèbre (et controversé) ouvrage, Les demi-civilisés.

<em>Ici vécut</em> : Jean-Charles Harvey, au 630, rue Fraser | 2 mars 2024 | Article par Simon Bélanger

Le journaliste et écrivain Jean-Charles Harvey a vécu avec sa famille au 630, rue Fraser. Ce triplex avait été érigé en 1926 par Wilfrid Légaré.

Crédit photo: Simon Bélanger - Monmontcalm + Fonds La Presse, BAnQ

On retrouve, sur différents immeubles de Québec, 142 plaques Ici vécut. Elles rappellent à nos mémoires des personnes qui ont marqué l’histoire de la ville. Jean-Charles Harvey (1891-1967), journaliste et écrivain, a vécu dans le quartier Montcalm, où il a rédigé son plus célèbre (et controversé) ouvrage, Les demi-civilisés.

Du 18 au 24 février 2024 se tenait la Semaine de la liberté d’expression. Au Québec, même si son nom n’est pas le plus connu, Jean-Charles Harvey est sans doute l’un des auteurs qui a vécu l’un des plus importants épisodes de censure dans l’histoire de la province.

La mise à l’index de son roman Les demi-civilisés par le cardinal Villeneuve dans les années 1930 a rapidement fait de lui un paria à Québec, alors qu’il était rédacteur en chef du Soleil.

Explorons plus en détails la vie de cet homme qui a combattu les élites cléricales et nationalistes pendant une grande partie de sa vie.

Débuts en journalisme et deux mariages

Jean-Charles Harvey voit le jour à La Malbaie le 10 novembre 1891. Son père, Thomas Jean Harvey, est menuisier, tandis que sa mère, Lumina Trudel a travaillé comme institutrice. Il passe une partie de sa jeunesse dans le village de Saint-Irénée.

Entre 1905 et 1908, le jeune Jean-Charles suit des études classiques au Séminaire de Chicoutimi. Ensuite, il poursuit sa scolarité au scolasticat des Jésuites au Sault-au-Récollet, près de Montréal, de 1908 à 1915. Jean-Charles Harvey suit quelques cours de droit à l’Université de Montréal, mais décide plutôt que sa voie se trouve dans le journalisme.

Ses premiers pas se font au journal Le Canada, avant de devenir reporter à La Patrie en 1915. L’année suivante, il épouse Marie Anne Dufour dans une église du quartier Hochelaga, à Montréal. Il travaille ensuite à La Presse, avant de se diriger vers Montmagny en 1918, où il devient rédacteur publicitaire pour La Machine agricole nationale. Son épouse Marie Anne meurt à Montmagny après la naissance de leur troisième fille, en février 1921.

La Machine agricole nationale fait faillite, ce qui le conduit vers Québec. Cette faillite lui aurait d’ailleurs inspiré l’intrigue de son premier roman, Marcel Faure, publié en 1922.

Ascension au Soleil et premiers accrochages

En février 1922, Jean-Charles Harvey est embauché comme journaliste au Soleil. Le quotidien de Québec est alors vu comme l’organe de presse du Parti libéral. Le 2 septembre, il épouse sa deuxième femme, Germaine Miville-Deschênes, fille du médecin de Saint-Pascal-de-Kamouraska. Leur mariage a lieu dans ce village du Bas-Saint-Laurent. Trois enfants naîtront de cette union. La famille résidera sur la rue Fraser, dans le quartier Montcalm.

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Précisons quand même que Jean-Charles Harvey a aussi été connu pour ses infidélités et relations extraconjugales, la plus connue étant avec Évangéline Pelland, cousine du peintre Alfred Pellan.

Peu de temps après son arrivée au Soleil, Jean-Charles Harvey obtient le poste de courriériste parlementaire à Québec. Puis, cinq ans après son arrivée au quotidien, il devient rédacteur en chef du journal.

En parallèle de sa carrière au Soleil, Jean-Charles Harvey publie quelques livres dans les années 1920. Son premier roman, Marcel Faure, dérange déjà, alors qu’on déplore son côté sensuel et sa critique du clergé.  L’abbé Antonio Huot, censeur au Soleil, avait qualifié l’ouvrage de «mauvais livre [qui] ne devrait pas être en librairie». De son côté, l’abbé Camille Roy a plutôt affirmé que «ce livre n’est pas pour tous, mais il serait regrettable qu’il fût retiré du marché». L’ouvrage a donc été mis à l’abri d’une première censure importante.

Deux autres livres suivront. D’abord,  en 1926, il publie l’essai Pages de critique. Trois ans plus tard, Jean-Charles Harvey fait paraître L’homme qui va…, un recueil de contes et de nouvelles qui lui vaut le prix David. Cette récompense suivait la médaille d’officier de l’Académie française obtenue en 1928.

Les Demi-civilisés, le roman par lequel le scandale arrive

Jean-Charles Harvey est déjà un auteur sous surveillance dans les années 1930. En 1934, il publie Les Demi-civilisés, un roman qui choquera le clergé et qui condamnera son auteur à un opprobre généralisé.

Le roman met en scène le personnage de Max Hubert, qui pourrait être vu comme un alter ego de Jean-Charles Harvey. Max Hubert, un jeune en révolte, est indépendant d’esprit. Il est également critique de la société catholique des années 1930 et de la bourgeoisie.

«Attaquez une force sans la nommer, on vous tolérera en faisant semblant de ne pas comprendre; ayez le malheur de la nommer, et on vous foudroiera », écrit de manière prophétique Jean-Charles Harvey dans Les Demi-civilisés.

Contrairement à son premier roman, Harvey exprime des critiques beaucoup plus frontales dans cet ouvrage. Et la censure sera brutale pour lui et son ouvrage, qui se voulait un «hymne à la liberté de penseé», comme le soulignait Yves Lavertu dans son ouvrage consacré à Harvey.

Le 25 avril 1934, quelques jours après la sortie des Demi-civilisés, l’archevêque de Québec, le cardinal Marie-Rodrigue Villeneuve, condamne le roman de Jean-Charles Harvey et le met à l’index. Ainsi, il est interdit de le lire, le garder, le vendre, le traduire et le diffuser.

Alors que le décret du cardinal Villeneuve est publié, le directeur du Soleil, Henri Gagnon, appelle Jean-Charles Harvey. Le Parti libéral du premier ministre québécois Louis-Alexandre Taschereau craint d’être associé au roman. Ainsi, Henri Gagnon demande officiellement à Jean-Charles Harvey de démissionner, en lui promettant de lui verser son salaire pendant six mois. Il lui assure aussi qu’il lui trouvera un poste dans la fonction publique provinciale.

Jean-Charles Harvey a cependant une condition à respecter : il doit annoncer au public que son livre est retiré de la circulation. Il cède à la censure  et publie un communiqué le 27 avril 1934, dans Le Soleil et L’Action catholique. Il appelle l’éditeur et les libraires à retirer son roman.

Jean-Charles Harvey, entre 1935 et 1939.
Crédit photo: Fonds La Presse, Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Avant l’exil

Après Québec, les diocèses de Sherbrooke et de Trois-Rivières bannissent aussi Les Demi-civilisés. Toutefois, l’évêque de Montréal fait bande à part et ne bannit pas l’ouvrage, ce qui lui vaut une certaine popularité dans les librairies de la métropole.

Cette popularité auprès des jeunes Montréalais a cependant bien peu d’impact sur la carrière de Jean-Charles Harvey. Le premier ministre Taschereau finit par lui offrir le poste de conservateur à la bibliothèque de l’Assemblée législative de Québec. Malheureusement pour lui, le cardinal Villeneuve s’oppose à cette nomination. Il est plutôt nommé chef du Bureau des statistiques, alors qu’il en connaît bien peu face aux chiffres.

Malgré sa mise en retrait, Jean-Charles Harvey continue d’écrire. Il publie un 1935 un recueil de nouvelles, intitulé Sébastien Pierre. Il collabore également à différentes publications : Vivre, Les Idées, Le Canada et L’Ordre.

À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Jean-Charles Harvey cultive les accointances avec les milieux communistes montréalais. On lui découvre une fascination pour cette idéologie, alors qu’il abhorre le fascisme. Il défend tout de même ouvertement le régime soviétique de Joseph Staline. Il y aurait cru jusqu’au pacte germano-soviétique de 1938.

En 1936, Maurice Duplessis défait le gouvernement libéral de Taschereau. Ce changement de garde à Québec se traduit régulièrement par une purge chez les fonctionnaires. Jean-Charles Harvey n’y échappe pas.

En janvier 1937, il est destitué de son poste au Bureau des statistiques. Le moment est venu pour lui de quitter Québec pour Montréal, où il cultivait déjà quelques relations depuis un bout. Au même moment, il quitte son épouse Germaine, mais ses enfants le suivent dans la métropole.

Quant à Évangéline (ou Ève) Pelland, elle finit par le suivre à Montréal, où le couple aura un fils  : Axel.

Le Jour, un « journal de combat »

À l’instar du souhait de son personnage de Max Hubert dans Les Demi-civilisés, Jean-Charles Harvey lance son propre «journal de combat» : Le Jour. Celui-ci paraît de 1937 â 1946. Il ne faut pas le confondre avec le périodique indépendantiste du même nom, publié de 1974 à 1978. Lui-même antiséparatiste, sa veuve Évangéline (il s’était marié avec elle peu de temps avant sa mort) et leur fils n’auraient pas apprécié ce titre.

Dans Le Jour, Jean-Charles Harvey défend des causes comme la liberté de parole et de pensée, l’éducation et le libéralisme. Pendant la guerre, Le Jour est aussi un refuge pour la lutte contre le régime de Vichy et le maréchal Pétain, Jean-Charles Harvey prenant fait et cause pour la résistance gaulliste. Il avait également appuyé les revendications des républicains contre les Loyalistes du général Franco, lors de la guerre civile en Espagne.

Jean-Charles Harvey se montre aussi critique de figures connues, comme le fasciste québécois Adrien Arcand, ou le chanoine Lionel Groulx. En 1946, un an après la fin des combats en Europe, Le Jour ferme ses portes.

« Dans son journal, Jean-Charles Harvey dénonçait avec un courage suicidaire et une plume acérée les dérives nationalistes et cléricales qui ouvraient la porte à tous les excès idéologiques », écrivait Louis-Guy Lemieux dansLe Soleil, le 14 mai 2000.

Peu avant la fermeture du journal, Jean-Charles Harvey prononce aussi une conférence importante, qui sera plus tard publiée. Son discours a eu lieu le 9 mai 1945, deux jours avant la reddition allemande, devant l’Institut démocratique canadien, à Montréal. Intitulée La Peur, cette causerie mettait le doigt sur la crainte suscitée par le clergé encore omniprésent et omnipotent. Cette peur aurait empêché le peuple canadien-français de s’affirmer.

Pour Yves Lavertu, son biographe, ce texte se situe, tout comme le Refus global, comme annonciateur d’un Québec moderne.

Cependant, il ne faudrait pas voir en Jean-Charles Harvey le représentant d’une gauche nationaliste, puisqu’il s’opposait à des idées comme la nationalisation de l’électricité et voyait d’un mauvais œil la montée du syndicalisme.

Autres ouvrages et décès

Après la fermeture du Jour, Jean-Charles Harvey a continué d’être actif dans la sphère médiatique. Il a notamment travaillé au Service international de Radio-Canada. En 1952, il est devenu commentateur de nouvelles à la station radiophonique CKAC. Il travaille aussi comme directeur technique au Petit Journal et au Photo Journal.

Il publie quelques œuvres au cours de cette période : Paradis de sable (1953), La Fille du silence (1958), Pourquoi je suis antiséparatiste (1962), Visages du Québec (1964) et Des bois, des champs, des bêtes (1965).

Jean-Charles Harvey continue aussi de signer des articles, de sa propre main ou sous un pseudonyme, dans plusieurs revues et journaux. En 1962, cinq avant sa mort, son roman Les Demi-civilisés est réédité aux Éditions de l’Homme.

Jean-Charles Harvey rend finalement l’âme à 75 ans, le 3 janvier 1967. Une rue a été nommée en son honneur dans le secteur de Cap-Rouge en 2003.

Même si son nom n’est pas le plus connu, Jean-Charles Harvey aura quand même contribué, à sa façon, à poser les bases intellectuelles d’une certaine révolution tranquille…

Une section du site de la Ville de Québec rassemble la liste des plaques Ici vécut.

Sources

CHARTIER, Daniel, L’émergence des classiques : la réception de la littérature québécoise des années 1930, Les Éditions Fides, 2000, 307 p.

Commission de toponymie du Québec, «Rue Jean-Charles Harvey»

Histoire des Harvey québécois, «1891-1967, Jean-Charles Harvey»

LAPIERRE, Michel, «Jean-Charles Harvey, trois fois incompris», L’Aut’ Journal, no 192, septembre 2000.

LAVERTU, Yves, Jean-Charles Harvey. Le Combattant, Boréal, 2000, 462 p.

LAVERTU, Yves, «L’histoire de la Résistance est aussi québécoise», Le Monde, 25 juillet 2012.

LEMIEUX, Louis-Guy, «Le grand retour», Le Soleil, 14 mai 2000, p. B1 et B3.

ROUSSEAU, Guildo, «Harvey, Jean-Charles», L’Encyclopédie canadienne, 2007.

Université de Sherbrooke, «Fonds Jean-Charles Harvey».

Ville de Québec, «Fiche d’un bâtiment patrimonial – 624 à 630, rue Fraser », Répertoire du patrimoine bâti.

 

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